Elga Heinzen

“Chère Elga Heinzen, 

 Pardon de vous répondre si tard (j’ai des ennuis de respiration qui diminuent mes “activités” si l’on peut dire). Votre lettre m’a fait un très grand plaisir. Le bref catalogue est très beau. C’est une peinture envoûtante, où l’on se sent soi-même réduit à l’état de traces. Et ce ne sont pas seulement des traces, ce sont aussi des “postures” si essentielles à la peinture. J’admire comme chez vous (à une manière très différente de celles d’Hantai) les plis impliquent un surgissement de la couleur. Croyez à mon admiration et à mes pensées les plus sincères”. 

 Gilles Deleuze - Paris, le 16/03/91 


"Elga Heinzen depuis son enfance, dessine, peint tout naturellement comme on respire. Le dessin et la peinture font partie intégrante de sa vie quotidienne. Elle maîtrise aujourd'hui une technique parfaite à laquelle s'allient l'originalité et un sens inné de la couleur. Sa création gravite autour de ses fantasmes : réminiscences, dénouements, replis, apparences ne sont que le cheminement d'une même démarche. Les Apparences d'Elga Heinzen sont trompeuses. Ne vous y fiez pas ! En réalité, ce sont des portraits".

Iris Clert 


"Comment ne pas entrevoir que l’œuvre de E. H. est (peut-être) l’une des plus graves métaphores de ce qu’est devenu le monde? ... Enfin, l’œuvre de E. H. garde le silence. Parce qu'elle sait que le silence est essentiel à toute œuvre plastique qui n’est ni une illustration ni une démonstration".

Pascal Bonafoux 


(...) La profondeur molle et superposée de l'étoffe qui n'a cessé d'inspirer la peinture et qu'Elga Heinzen aujourd'hui porte à une nouvelle puissance, quand la représentation de l'étoffe rayée et plissée couvre tout le tableau, le corps devenu absent, dans des chutes et des élévations, des houles et des soleils, qui suivent une ligne venue de l'Islam cette fois (...)

 (...) En ce sens, le goût du psychiatre Clerambault pour des plis venus d'Islam et ses extraordinaires photos de femmes voilées , véritables tableaux proches de ceux d'Elga Heinzen aujourd'hui (...)

Gilles Deleuze - "Le Pli"  Les Editions de Minuit 1988


Elga Heinzen ne savait pas que depuis toujours elle peignait des plis, car ce qu'elle cherche jusque dans la présence sans regard de ces personnages drapés qu'elle a nommés Témoins, c'est la trace de la présence de l'homme. Il faut croire que cette présence se trouve dans les plis puisqu'elle en a fait son motif de prédilection. De ce corps devenu absent, cette absence d’yeux n’est pas pour autant dépourvue de regard.

Nadine Vasseur

 


E. H. ou les plis

(Brève introduction à une permanence de son œuvre)

Le pli est depuis toujours « modèle » ou « motif » de l’œuvre de E.H. ; le constat est simple… 

Le pli… Avec ce que cela suppose de saillies ou de crêtes en pleine lumière, de creux gavés d’ombre. Le pli, les plis… Avec ce que cela implique de sous-entendus parce qu’ils ont ceux d’une étoffe, d’un tissu qui aura été froissé – mais par qui ? et quand ? et pour quelle raison ?  Qu’ils soient ceux d’un drap qui couvre, cache un corps étendu ne change rien à l’affaire. Ces plis imposent que l’on ne puisse savoir à quoi s’en tenir. Le corps qui repose sous ces plis est-il celui d’une femme, celui d’un homme ?… Le pli… Souple et immobile trace de ce qui aura été un mouvement, qui n’en est plus que le signe comme il est celui d’une absence. Le pli… Métaphore d’une mémoire comme il l’est d’un manque. 

Le pli… Avec ce que cela implique d’aléatoire, de trouble. C’est un désordre de courbes et d’angles qui n’a que faire d’un ordonnancement. Ce qui laisse entendre que le pli, que ces plis peints, dessinés, photographiés par E.H. ne peuvent, ne doivent pas être confondus avec le drapé. Si un tel drapé se compose de plis, ceux-ci se mettent en place, s’étirent, se creusent et s’incurvent pour souligner la présence d’une forme, d’un corps.

Le drapé révèle le corps. Le pli, les plis l’effacent. Le drapé « lui colle à la peau ». Les plis l’évoquent. Le drapé dit le corps. Les plis disent son absence. 

Or c’est cette « absence » qui, depuis plus de trente ans, hante l’œuvre de E. H. 

Plus de trente ans qu’elle n’a pas cessé d’être son « sujet » et plus de trente ans que ce « sujet » n’a pas cessé d’être différent…

À la fin des années 70, c’est au crayon noir que, sur de hautes toiles écrues, E. H. trace la place d’un corps. Corps singulier que couvre un drap, corps qui n’est présent (peut-être) que parce que des plis creusés d’ombres l’évoquent. Or, sur ce qui est une taie d’oreiller, sur ce qui se donne dans ces toiles de près deux mètres de haut pour être une taie d’oreiller ou un polochon, seule paraît, ombres froissées qui semblent s’enfoncer, la trace laissée par le poids d’une tête… Inutile de chercher à savoir si le corps, le corps sans tête étendu est celui d’une femme ou d’un homme. ( Et ce corps, s’il vient l’exigence – inconséquente - d’être logique, il faut l’imaginer couché à plat ventre. Rien qui laisserait entendre qu’il y a une poitrine ici, qu’il y aurait un sexe là… ) C’est un corps. Point. Personne.

Ou encore, ce sont, dans la même série Replis, des nappes (ou des draps) qu’on aura commencé d’étendre sur une table, marqués encore par ces plis qu’aura marqué, lignes droites, un fer à repasser. On n’aura pas pris le temps de les lisser, de les tendre…Reste qu’il aura bien fallu que quelqu’un les jette sur cette table, les y abandonne. Qui? Allez savoir… Quelqu’un est couvert par ces draps de Replis. Quelqu’un a jeté ces nappes de Replis. Qui ? E. H. commence de peindre des absences.

Et qui aura un jour porté les vêtements abandonnés de la série des Apparences peinte au début des années 80 ? C’est une chemise et une serviette accrochées à une patère peut-être, à un quelconque clou planté dans le mur. Ou ce sont des pantalons, l’un gris, l’autre bleu accrochés de la même manière, avec une ceinture rouge qui pend comme une ponctuation de couleur. Ou ce sont des serviettes, comme ces serviettes, ces sorties de bain rayées qu’on a emportées sur la plage et dont on aura secoué le sable avant de les laisser dans une cabine peut-être. Ou ce sont des chemises encore, des chemises dont on a roulé les manches. De là à savoir si c’est un homme, si c’est une femme qui a porté cette chemise qui pend comme une dépouille… Et ces vêtements qui pendent, ces dépouilles qui ont couvert, habillé des corps n’évoquent plus que des absences… Et un passé dont on ne sait, dont on ne saura jamais rien. Il est trop tard…

Les drapeaux que E. H. peint de la même manière en sont une autre. Ces drapeaux ne flottent pas en haut d’une hampe. Ces drapeaux ne claquent pas dans le vent pour proclamer une gloire nationale. Ils sont accrochés comme les vêtements, et, comme eux pendent comme des dépouilles. On peut soupçonner que celui-ci, parce qu’il n’est plus que trois couleurs creusées par l’ombre de plis, parce qu’il est bleu, blanc et rouge, est le drapeau français. Quant à cet autre, vert, blanc, rouge… Est-ce celui de l’Italie ? Est-ce celui du Mexique ? ( C’est l’emblème au centre du drapeau mexicain qui ferait la différence. Il est invisible. Dans l’un des plis de ce drapeau peut-être ? ) Après quelle fête nationale, après quelle visite officielle, après quelle cérémonie les a-t-on décrochés ? Que l’on reconnaisse à l’instant ou pas tel ou tel de ces drapeaux ne change rien à l’affaire. L’essentiel est passé… Fêtes, défilés ou commémorations sont terminés. Une fois de plus, il est trop tard.

Les TÉMOINS se refusent de la même manière à donner la moindre information. Témoins ? Ce sont de fastueuses bandes de couleurs brisées par des plis. Pour quel témoignage ? Ces Témoins gardent le silence.

Comme les TRACES peintes à la suite. Ce sont (peut-être) des draps de couleurs, des draps froissés. Et les plis sont les traces de quel sommeil, de quel rêve, de quel? Allez savoir ! Reste l’absence. Reste le silence.

Au début des années 90, E. H. rapporte de Toscane où elle retourne et travaille année après année des polyptyques. Certains d’entre eux, dans une prédelle en relief, contiennent des échantillons de cette terre de Sienne qui, depuis des siècles, a fait son entrée dans les nuanciers de peinture. Terre de Sienne naturelle. Terre de Sienne brûlée. À l’aplomb de ces prédelles singulières de cette série, TERRADI di SIENA, des « paysages ». Paysages avec guillemets parce que la nature que peint E. H., quand bien même « cela » pourrait passer pour des collines, pour des vallées, pour des champs creusés de sillons, parce que cette nature que peint E. H. ne cesse pas d’être un lit froissé, un lit où il n’y a (plus) personne. Des plis, l’absence et le silence.

Des plis, l’absence, le silence… Toujours.

Le recours à la photographie depuis quelques années n’y change rien. 

La série BLACKLIGHT commencée en 2005 tient lieu de preuve. 

« Pose » pour ces photographies l’un de ces films plastiques qui tiennent lieu d’emballage. Froissé, il compose une manière de photographies aériennes. Photographies de quels pics ébréchés, de quelles chaines de montagnes sillonnées de vallées ? 

Terrible métaphore d’un monde emballé, conditionné, vidé. 

Comment ne pas entrevoir que l’œuvre de E. H. est (peut-être) l’une des plus graves métaphores de ce qu’est devenu le monde ? 

Un monde où l’on a du prendre conscience de ce que peut-être, irrévocablement, le visage et le corps humain avaient été défigurés dans les camps d’extermination, et qu’un peintre ne pouvait peut-être plus que représenter l’impossibilité de représenter cette figure humaine. (Demandez à Fautrier, à Music, à Bacon, à… ) L’absence peinte par E. H. est (peut-être) de signe de cet implacable trouble… 

 Un monde où la publicité a fait main basse sur la représentation du visage comme elle a fait main basse sur l’individu dont elle exige qu’il ne soit rien d’autre qu’un consommateur. Et qu’importe dans ce monde de la consommation le drapeau que certains voudraient brandir encore. L’économie n’a que faire des frontières et de ces oripeaux nationaux.    E. H. peint des drapeaux abandonnés…

Un monde emballé qui n’est plus considéré que comme un produit, lequel doit permettre une spéculation immédiatement très rentable, et qu’importe que celle-ci fasse tomber une lumière noire de deuil. E. H. photographie cette Blacklight.

Enfin, l’œuvre de E. H. garde le silence. Parce que E. H. sait que le silence est essentiel à toute œuvre plastique qui n’est ni une illustration ni une démonstration.

Pascal Bonafoux